Le livre défait

Par quel hasard ce volume s’est-il retrouvé sur un rayon de ma bibliothèque ?
Quel antiquaire à délivrer ce livre de sa caisse de poussière ? Je ne sais…
Est-ce son titre qui attira mon attention ? "Les amours du chevalier de Faublas" ! Ou, des réminiscence de lectures, pas si lointaine, celles de Michelet ou de Lamartine, évoquant cet ouvrage et citant son auteur : Jean-Baptiste Louvet de Couvray.
Est-ce le ton libertin du récit, qui fit la fortune de Louvet et lui permit de s’installer à Nemours, une ville provinciale où Hugo avait ses habitudes. Mais cela m’importait peu, je n’ai jamais ouvert ce livre, qui fût un succès entre deux débats dans l’hémicycle du Petit Théâtre des Tuilerie, entre deux scissions au Club des Jacobins, entre deux hésitations des Girondins. Les histoires du chevalier Faublas naissaient et disparaissaient chez ce révolutionnaire. Elles ondulaient jusqu'à la chute de l'Empire.
Pendant que les amours du Chevalier Faublas se faisaient et se défaisaient, son auteur incitait aux massacres de septembre.

Non, je n’ai pas lu cet ouvrage, qui figea son auteur dans l’Histoire. Sans doute trop défait, de constitution ancienne, fragile comme les nouvelles Constitutions d’une République naissante. Comment tourner ces pages de «papier à la forme», reliées par un demi chagrin. Comment ouvrir ces cahiers réunis autour de deux ficelles usées et détendues. Des ficelles tendues sur un cousoir par un relieur dans son atelier proche de la place de la Révolution. Et de surcroît, il manquait quelques pages, les dernières évidemment.
Je préférais l’imaginer à sa sortie des Presses de «L’imprimeur et Libraire Prault» qui précisait sur le premier cahier de garde :

Se vend A PARIS Chez l’auteur,
rue de Grenelle Germain,
vis-à-vis la rue de Bourgogne,

ci-devant hôtel de Sens, n° 1495.
Et chez les marchands de nouveautés.
AN VI DE LA REPUBLIQUE.

Alors ? je le vois entre un pichet de vin et deux verres sur une table du Procope. Sur une chaise, abandonné, devant le jardin du Palais Royal… Puis, oublié, peut-être sur un rayon de la bibliothèque de la Malmaison. Cette prose, faisait-elle encore scandale quand Louvet siégeait au conseil des Cinq cents ?
Et c’est ainsi qu’une photo, un texte, un livre se perdent dans l’Histoire, sans faire d’histoire.

Le livre défait
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