J'ai toujours aimé l’automne. Ses couleurs chaudes, ses champs lacérés. Le contraste avec les lourds nuages gris qui annoncent la pluie, et les promenades sous une bruine épaisse. Faire des vagues avec les feuilles mortes sur les chemins de la forêt. Et la forêt avec ses rangés d’arbres qui se floutent quand je cherche un horizon ! Il n’y en a pas d’horizon dans la forêt, pas de but à atteindre. C’est peut-être cela qui me plais.

L’exhalaison de l’humus, du goudron sous la pluie, du lisier de la ferme, de la terre retournée s’est enracinée dans mon ADN. Avec l’odeur de ficelle de lieuse, de poussière, de paille et de cambouis, mon nez est à portée de granges. Celles des chemins de Réanville ou de la Ferme de la Cailleterie.

Réanville, ce village était à portée de solex. L’automne et la charcuterie des Audrand, la 2CV de l’oncle… et ces odeurs qui reviennent encore, le mélange du solex, l’humidité de la 2 CV et le boudin poilé du midi. Quand je reviens au village, je laisse ma berline sur le parking du café de la mère Vardon. On dit que c’est sa fille qui est derrière le comptoir.  Le portrait tout craché de sa mère. J’irai prendre un café tout à l’heure.

Entre la Chapelle du collège Saint Adjutor et le lavoir, la propriété des Levreux domine toujours. Un peu plus loin, la maison de la grand-mère Cossin. La petite vieille venait chercher ma mère, l’hiver, pour la lessive, car elle avait l’eau chaude dans sa maison. Je devine derrière ses rideaux cette belle chevelure argentée qui s’interroge sur mon passage. Dans cette rue étroite les fenêtres sont la frontière entre l’intime et l’exhibition, entre le secret et la vie ordinaire. Ce n’est pas un touriste, c’est sûr dira-t-elle, la chevelure tremblotante. Du fond du fond de la salle à manger, une voix sourde, râpée par une vie d’usine, dira mon nom.

Je redresse le col de mon manteau pour retrouver l’incognito. Il y a bien longtemps que j’ai chaloupé dans cette rue cahoteuse. Il y a bien longtemps que je traine des questions sans réponses.

Le porche à peine érodé par le temps et les intempéries, a conservé une grande partie de ses couleurs. Vert foncé avec un liseré jaune sur l’arrondie des moulures. C’était l’épicerie des Herzant, épicerie fine qui livrait à domicile pour emmerder la Mère Vardon. A l’époque, le café Vardon faisait aussi épicerie, tabac, journaux et boulangerie. Au fond de la cour, l’enseigne est aussi nette que le jour où j’aillais chercher un litre de Sénéclauze à la tireuse avec une bouteille étoilée. La bouteille ne passa pas le pas de la porte de l’épicerie. Elle s’éclata sur le rayon des cahiers de brouillons et des albums à colorier. C’est pas de ma faute, ai-je crié. En m’approchant de la devanture j’ai l’odeur de vinasse qui revient dans mes narines.

La rue est déserte, des pas résonnent sans silhouette. J’approche de la jonction avec la route de la Demi-Lune. Le clapotis de la fontaine ignore le bruit sourd du passage des voitures. C’est l’heure de la débauche. La route de la Demi-lune est très fréquentée. Dans la courbe, l’entrée du château. Hier négligée, il est maintenant la renommée de la région, autant que le jardin et la maison du peintre de l’autre côté du fleuve.

D’immenses affiches le glorifient avec ses bassins, ses fontaines, ses jeux d’eau du Château. Elles me remuent les tripes. Hier et aujourd’hui se malaxent dans une quadrichromie troublante. J’ai tant de fois revécu ces lieux dans des rêves en noirs et blancs. La remise des prix dans le parc abandonné, les statues déformées par la mousse, les fontaines asséchées…  J’espérais entendre mon nom. Monter sur l’estrade et prendre le « prix d’honneur » d’une main malhabile. Puis, détaler et zigzaguer dans les allées. Combien de rêves ai-je passés à épier des seigneurs et des grandes dames comme je pouvais me les imaginer après une lecture d’Alexandre Dumas. Mademoiselle et le Vicomte de Bragelonne… J’ai toujours le livre de poche que m’avait donné mon oncle de Réanville.

C’est assez pour aujourd’hui… Demain j’irai de l’autre côté du fleuve.

Retour à l'accueil