La vieille femme remontait l’avenue.

Elle est longue cette avenue, deux kilomètres, bordées, d’un côté des bâtiments gris disparates et sans harmonie de la fonderie et, de l’autre, d’humbles maisonnettes d’ouvriers. Loin de l’avenue, les villas des contremaîtres.

La vielle femme remontait l’avenue.

Le pain encore chaud dépassait de son cabas, un peu plus lourd que d’habitude. Chaque jour qui passe pèse, même si les nécessités alimentaires se réduisent. Le petit appartement qu’elle occupe se trouve sur les hauteurs. Elle a vécu quarante ans avec Ernest dans ce deux-pièces qu’elle ne veut plus quitter.

Léonide remontait l’avenue…

Près du transformateur, juste devant l’entrée principale, elle s’arrêtait. Pour reprendre son souffle. Pour poser ses commissions. Pour laisser couler ses larmes. Depuis plus d’un an, à peu près aux mêmes horaires, Léonide s’arrête là, tous les jours que Dieu fait, en revenant de chez Hamid. Et elle pleure Ernest.

Combien de fois je suis venue l’attendre là le Ernest à la sortie du midi pour l’empêcher d’aller au bistrot le docteur l’a bien dit plus de tabac plus de chopines enfin j’avais la conscience tranquille je savais bien que dans le journée ils se retrouvaient tous dans le bouiboui du chef d’équipe le Leroy ah il a pas inventé l’appareil à courber les bananes celui-là qu’est-ce qu’ils lui ont cassé du sucre sur le dos le Ernest le premier mais à la pause de 4 heures ils étaient tous d’accord le Leroy c’était le meilleur des mecs quand ils avaient la chopine dans une main et le clope dans l’autre et c’est moi le soir qui devait écouter ses jérémiades Leroy ci Leroy ça pas foutu d’organiser le boulot un jour c’était blanc un jour c’était noir et oui mon con ça t’as servi à quoi de lui faire ses quatre volontés là où tu es maintenant il n’en a plus rien à foutre de toi tu tenais pas debout tu voulais aller bosser quand même on s’en sortait bien pourtant moi avec ma pension et toi avec ton salaire il y avait pas besoin que tu fasses des heures supplémentaires on avait pas de voiture pas de maison mais on vivait bien et on avait pas de dettes faut que je reparte sinon la Jeannine elle va encore gueuler que je suis en retard et si et ça qu’il faut que j’arrête de pleurnicher devant l’usine ah celle-là elle a de la chance il n’y a plus qu’elle avec qui je peux parler sinon je le l’aurai bien envoyer chez les grecques

Elle repartit d’un pas lent. Plus lent encore. Le vent avait emporté la chaleur de la baguette traditionnelle. Elle ne sentait plus l’odeur lui monter aux narines. Elle serrait les pains aux raisins contre sa poitrine pour se garder du froid. Qu’elle est longue cette avenue, encore plus longue depuis que les parkings sont vides. Que c’est triste une usine qui meurt, que c’est invivable une usine qui meurt, plus encore qu’une usine qui se livre aux cadences infernales. Elle fut la gloire de la ville. La région la laisse à son déclin. La tyrannie économique blase les gens qui passent devant les banderoles sans détourner le regard.

Un cancer broncho-pulmonaire primitif qu’ils ont dit à la Salpêtrières quand t’es monté à Paris c’est à cause de toutes ces saloperies que t’as respirées pendant 40 ans broncho-pulmonaire primitif y’a qu’à nous ces choses-là arrivent c’est pas eux dans leurs beaux habits et avec la grosse voiture qu’auraient chopé un cancer primitif quand je pense qu’il n’y a plus personne dans l’usine aujourd’hui qu’elle va fermer en liquidation judiciaire qu’il dise à la télé boudiou qu’est-ce qu’il fait froid j’espère que la Jeannine a mis de l’eau à chauffer pour la ricorée elle va encore râler j’en suis sure parce que le pain au raisins est pas assez garni elle m’énerve en ce moment la Jeannine sais pas pourquoi mais elle m’énerve et pis c’est pas le moment ça fait mal au cœur de voir tous ces parkings vides ils auraient pu faire un super marché j’aurai moins loin pour les courses mon pauvre Ernest quand je pense que t’es crevé pour rien que l’usine elle va fermer et tout le monde s’en fout ah tu nous as foutu dans la merde t’aurais pu attendre pour partir t’aurai pu profiter un peu de ta retraite et moi je suis dans la mouise maintenant les quelques ronds qu’on avait d’avance ils sont parti dans les obsèques mais mon bon dieu t’aurai pu attendre qu’on ait pu profiter des Baléares le voyage était payé chez Leclerc ils ont pas voulu me rembourser on avait pas d’assurance qu’ils m’ont dit et tu sais ton cher frère le Jean-Baptiste il ne m’as pas filé un coup de main même pas un kopeck tout juste s’il était à l’enterrement d’ailleurs il n’y avait pas beaucoup de monde mon pauv’ Ernest tes copains de l’usine ils t’ont vite oublié tout juste une couronne de la direction du personnel et puis la sécu qui m’emmerde avec cette histoire de réversion il leur manque toujours un papier tiens tu vas rire l’autre jour la sécu elle me retourne un papelard je ne sais plus pourquoi en me disant qu’il manquait le numéro de l’assuré dessus et sur la lettre qu’était avec il y avait mon numéro d’assurée ils se foutent vraiment de la gueule du monde ils en ont rien à foutre des pauvres veuves comme moi qui ont plus assez pour manger pourquoi tu crois que je vais chez Hamid qu’est à l’autre bout du monde il me fait payer une fois sur deux il est gentil le Hamid je ne vois pas ce que t’avais contre lui heureusement qu’il est là parce que avec ma demi retraite j’irai pas loin il était à ton enterrement Hamid lui au moins même qu’on le regardait de travers je vois pas pourquoi eh oui le Jean-Baptiste je savais qu’il était con mais à ce point-là j’aurais jamais imaginé si je pouvais prendre un taxi ça monte tellement jusqu’à l’église l’autre jour je suis rentré dans l’église je ne sais pas ce qu’il m’a pris j’avais besoin de silence besoin de ne plus entendre les piaillements de la Jeannine et puis ça sentait bon l’encens ça m’a donner envie de refumer et oui je refume et je t’emmerde

Comme souvent la porte de l’entrée n’était pas totalement refermée. La vielle femme la poussa en sachant qu’elle n’aurait pas besoin d’appuyer sur le bouton de l’interphone pour entendre la voix nasillarde de Jeannine.

Retour à l'accueil